Vous avez entamé il y a douze jours avec trois de vos collègues –avant d’être rejoints par trois autres – une grève de la faim, après deux mois de grève classique. Que réclamez-vous ?
On réclame trois choses. Déjà, la création d’une unité pour adolescents. Aujourd’hui, tel que les choses sont faites, un garçon de 12 ans qui déprime peut très bien se retrouver dans la même chambre qu’un pervers sexuel de 40 ans. Sur la dernière année, on a eu quatre plaintes pour viol sur mineur(e). On veut aussi la fermeture de ce que l’on appelle les « lits supplémentaires ». Puisqu’on a de plus en plus de patients et qu’il n’y a aucune embauche et peu de moyens mis à notre disposition, on est contraints d’entasser les patients n’importe comment. Il y a des personnes de 80 balais qui dorment dans des placards, sur des matelas de quatre centimètres, ou dans des pièces qui ne ferment pas à clé… On réclame enfin la création de 52 postes. Sur nos premiers tracts, on réclamait 197 postes. On est descendus petit à petit, on a revu ça à la baisse, mais on ne peut pas descendre en dessous de 52. Moins, ça ne servirait à rien par rapport à nos besoins. Et 52 nouveaux postes, ça coûterait 2 millions d’euros par an, ce qui n’est pas grand-chose.
Le centre psychiatrique du Rouvray est le troisième plus important de France en termes de nombre de patients mais ne bénéficie que du vingtième budget. Comment l’ARS et le ministère justifient-ils le fait de ne pas augmenter votre enveloppe ?
Avant d’en arriver à la grève de la faim, il y a eu d’autres étapes. On a d’abord entamé une grève classique le 22 mars. Puis on a sollicité l’ARS (Agence régionale
de santé, ndlr), mais sa directrice, Christine Gardel, nous a opposé son mépris en nous disant simplement qu’il n’y avait pas d’argent. On a ensuite profité de la venue au CHU de Rouen d’Emmanuel Macron, qui était là pour parler d’autisme, pour interpeller le directeur de cabinet d’Agnès Buzyn. Mais ces gens-là sont plus dans le dénigrement que dans la compassion. Ils n’ont pas le temps pour l’empathie. Tu sens limite que tu les déranges. Ce sont des administrateurs, pas des gens du milieu médical. Ils te répondent à tout avec des chiffres. On nous a répondu un truc bidon : qu’au regard du nombre de soignants par rapport au nombre d’habitants dans la région, d’autres établissements étaient prioritaires par rapport à nous.
Où en sont vos échanges avec Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé ?
On n’a de nouvelles d’elle que par le biais de communiqués. La dernière chose que l’on nous a dite, c’est qu’il y aurait un énième audit mercredi prochain pour venir constater nos conditions de travail. Sauf qu’il y a déjà eu un audit l’année dernière et un autre l’année d’avant. Et que le résultat a à chaque fois relevé la même chose : un énorme manque de personnel qui ne nous permet pas de pratiquer notre métier. Sauf que malgré ces évidences, il n’y a eu aucune embauche derrière. Ça nous paraît inhumain de nous infliger un nouvel audit. On a l’impression que ça ne la gêne pas de voir des gens ne plus s’alimenter. On ressent un mépris énorme à tous les étages : de notre direction au ministère, en passant par l’ARS.
Valérie Fourneyron est médecin, ex-maire de Rouen et ancienne ministre des Sports. Quel était le but de sa visite vendredi après-midi ?
Sachant qu’elle n’a aucun mandat politique, elle est venue en tant que soutien et aussi en tant que médecin, car elle a conscience que la santé de sept personnes est en jeu. Son fils, Nicolas, est infirmier chez nous. Il fait partie des gens qui sont là tous les jours auprès de nous. Lors de sa venue, il n’y avait pas de micro, pas de mise en scène médiatique. On était dans une pièce, nous sept et elle, et on a parlé. Je ne vais pas dire qu’en discutant avec Valérie Fourneyron, on espère atteindre les hautes sphères politiques, mais on a l’impression que ça a une autre portée que quand c’est le voisin du coin qui passe nous voir.
Benoît Hamon vous a lui aussi rendu visite trois jours auparavant. Même s’il n’est pas au gouvernement lui non plus, le fait de voir doucement défiler des personnalités politiques est-il un signe encourageant quant à l’issue de votre action ?
Oui ! Tous les soutiens sont bons à prendre. À la différence de Valérie Fourneyron, Benoît Hamon est peut-être venu se faire un peu de pub. Mais tant qu’il nous en fait aussi un peu à nous, ça nous va ! On est dans une situation où on ne peut pas se permettre de refuser le moindre geste de soutien. Car tous les jours sont compliqués. Le moral est fluctuant. Moi, le matin, je suis en forme, mais le soir, je ne vais pas bien du tout. C’est l’inverse des autres, qui accusent le coup en début de journée et vont un peu mieux à la fin. En fait, il n’y a pas de vérité scientifique, les corps ne gèrent pas tous de la même manière une grève de la faim.
Combien de temps pouvez-vous tenir cette grève de la faim ?
Forcément, on s’est un peu renseignés. Au début des années 80, les Irlandais ont fait 70 jours et dix d’entre eux sont morts. Les Kurdes, c’est particulier parce qu’ils ont droit au sucre dans une certaine mesure. Ils ont tenu une quarantaine de jours. L’année dernière, à l’hôpital de Limoges, ils ont obtenu des postes au bout de cinq jours. Nous, ça fait douze jours. Je pensais que le ministère de la Santé se souciait un peu plus de la santé de ses agents… Ici, le moral peut varier d’une seconde à l’autre. Un communiqué de l’ARS qui rappelle à quel point elle nous snobe a le pouvoir de nous détruire. Puis, quand on apprend qu’un média va parler de nous, on s’arrête de pleurer.
Vous pleurez beaucoup ?
Il y en a énormément d’entre nous qui chialent. Des crises de larmes, des coups d’énervement… Tous les matins, on sort devant l’hôpital et une centaine de collègues sont là pour nous applaudir. C’est émouvant, non ? Les six autres ont les larmes aux yeux. Moi, c’est le contraire. Je ne ressens plus rien. Je dois vite voir un psychologue parce que ça m’inquiète. Cette grève de la faim fait de moi un robot sans âme. Et je ne dis pas que je suis quelqu’un de forcément dur de manière générale. Dans la vraie vie, je chiale facilement. J’ai même lâché une larme à la fin d’Avengers.
Qu’est-ce qui vous manque le plus au niveau de la nourriture ?
L’envie de bouffe est là en permanence… Koh-Lanta, je le fais facile ! Moi, ce qui me manque le plus, depuis le premier jour, c’est de croquer dans une part de pizza. Le bout pointu, là, où il y a le moins de pâte… Plein d’huile, plein de fromage… Je pense à cette bouchée de pizza une fois par minute. Et le pire, c’est que quand cette action sera terminée, on passera par une phase d’alimentation à base de bouillons et tout ça, le temps que notre corps se réadapte. Les médecins nous ont bien alertés sur ça, en prenant l’exemple de la guerre : des juifs qui, à la sortie des camps, sont allés naturellement manger à leur faim sont morts deux jours plus tard parce que leur corps n’était pas préparé à cela.
Un médecin qui vous a auscultés a constaté que certains d’entre vous n’avaient pas bien abordé ce jeûne. Et il vous a rappelé que le manque de potassium pouvait mener à l’infarctus…
Tout cela est vrai. On le savait déjà, mais le médecin nous a rappelé que le potassium est primordial pour tous les muscles. Et le cœur est un muscle… Quand on sait ça, on comprend les risques qui se présentent à nous. Deux collègues sont déjà allés au CHU de Rouen pour se remettre d’aplomb. Mais ils sont aussitôt revenus poursuivre l’action avec nous. On fait des prises de sang tous les jours pour savoir où on en est. Pour l’instant, moi, ça va, je tiens, même si je deviens une crevette. J’ai perdu sept kilos. J’en faisais 71, je suis passé à 64. J’étais pas mal musclé – je fais du football américain en club – mais là, j’ai tout perdu. Je sais déjà que je vais devoir attendre quelques mois avant de reprendre le sport.
L’humour a-t-il sa place dans votre quotidien ?
Entre nous sept, on se l’autorise. On se vanne sur la bouffe, sur nos physiques. Rire, c’est obligatoire.
Envisagez-vous de tout plaquer pour changer de voie ?
Pas un seul instant ! Si je fais ce métier, c’est parce que c’est une vocation. Parce que j’adore ça. Parce que soigner des gens en leur parlant, même si ce sont des fous, ça me paraît simple. C’est ce que je sais faire de mieux. Je suis fait pour ça : parler avec les patients. Et là, je n’ai pas le temps de le faire parce qu’on n’est pas assez. Avant, parfois, je prenais un ballon et deux ou trois patients qui n’allaient pas bien, et on allait jouer au foot. Ça les aidait à penser à autre chose. Je ne l’ai plus fait depuis un an et demi.
Vous avez vu beaucoup de collègues partir en dépression ces derniers mois ?
J’ai un chiffre : par rapport à l’année dernière, il y a eu une augmentation de 40% des arrêts maladie. Ça inclut les petits arrêts maladie de rien du tout, les
classiques, mais aussi, évidemment, les dépressions, les troubles anxieux, les blessures physiques… Bah oui, quand on n’est pas assez par rapport au boulot qu’il y a à faire, les patients le ressentent. Les plus violents pètent les plombs plus facilement. C’est pour ça qu’il faut que l’on soit assez, pour avoir le temps de discuter avec eux. Pour empêcher l’escalade de l’agressivité, il faut du temps. Parfois, mon boulot consiste à parler toute une matinée avec un seul patient qui me répète en boucle qu’il est en pleine conversation avec Dieu. Quand il y en a 30 autres qui m’attendent derrière, forcément, je n’ai le temps de rien… J’ai arrêté de compter les collègues qui se sont fait casser la gueule par des patients qui sentent qu’on est de moins en moins capables de les aider. Ce sont peut-être des fous, mais ça, ils le comprennent très bien.
Depuis quand bossez-vous là-bas ?
Sept ans. Parmi nous sept, je suis celui qui a le moins d’ancienneté. Un collègue est là depuis 29 ans. J’ai déjà assez de recul pour avoir vu les conditions se détériorer. Alors lui…
Comment votre entourage vit-il cette situation ?
Ma mère appelle tous les jours la direction en pleurant et en demandant s’ils comptent vraiment me laisser crever.