Qu’est-ce qui a déclenché votre envie de filmer votre jeunesse et les années 90 ?
C’est une histoire que j’avais envie de raconter depuis longtemps mais je ne me l’étais pas autorisé. Après, je me méfie parce que c’est dangereux d’essayer d’expliquer qu’il y a des raisons et des intentions alors qu’il n’y en a pas forcément. N’empêche que toutes les manifs autour du projet de loi sur le mariage pour tous, en tant qu’homo, ça m’a profondément marqué. Je me suis vraiment reproché quelque chose : “Tu étais aveuglé, t’avais ta petite vie tranquille…” Moi, j’ai toujours assumé mon homosexualité sans l’afficher, avec l’impression de la vivre sans conflit avec le monde. Et à ce moment-là, je me suis aperçu que c’était faux, que pour une partie de ce monde, je représentais quelque chose qui était de l’ordre du danger et qu’il pouvait y avoir une forme de discrimination entre les couples.
Avant, je me disais qu’on s’en foutait de parler de ça, que ce n’était pas des sujets. Donc je voulais, à travers un récit d’apprentissage, dresser une espèce de tableau de mœurs, qui n’a pas vocation à être représentatif mais qui est au plus proche de ma mémoire et de mes émotions, parler d’un groupe d’amis homosexuels, et étudier précisément leurs histoires d’amour, de vie, de famille. Je voulais raconter comment, à cette époque où l’on découvrait le sida, ce n’était pas exactement rien d’être un jeune pédé de 20 ans.
Pour vous, il y a quelque chose de l’ordre de la consolation ?
Arrivé à un certain âge, on aimerait toujours qu’on nous console de la jeunesse qu’on n’a plus. Donc ça me permettait de faire revivre ma jeunesse, de tourner dans l’appartement où je vivais, on a recréé le bar où j’allais. À l’époque, je rêvais d’être cinéaste mais je passais quand même plus d’heures à me dire que je ne serais jamais cinéaste et que ma vie serait ratée. Et puis c’est difficile de relier des identités successives. Relier le moi de 22 ans –qui rêvait d’être cinéaste, qui passait peu de temps à la fac et beaucoup de temps au cinéma– au moi d’aujourd’hui, c’est compliqué. Je ne comprends pas le trajet. Ensuite, ça me console aussi de l’impossibilité de rencontrer les gens qui comptaient
énormément. Je lisais les livres de Guibert, je lisais les critiques de Daney, je regardais les films de Demy, je lisais le théâtre de Koltès. Et je rêvais aussi de la vie sensuelle qu’ils pouvaient mener à Paris et je me disais : “En tant qu’étudiant, je n’aurais pas grand-chose à leur offrir à part qu’ils puissent tomber amoureux de moi.” D’une manière joyeuse, vous voyez, pas du tout de manière opportuniste. Je suis arrivé à Paris, j’ai commencé à publier des romans et à faire des films et j’ai toujours été dans l’incapacité du lien, du café, de la rencontre, qui aurait forcément été frustrante et décevante, pour pouvoir payer sa dette et parler à des gens qui vous ont donné la force d’y croire. Moi, je n’ai pas fait d’école, je viens d’un milieu social qui n’était pas très cultivé et ce manque de la rencontre, je le ressens encore fortement aujourd’hui. Même dans mes films. Je vois bien que mes films flottent et que je vais chercher des vieux parrains de la Nouvelle Vague que je n’avais pas l’espoir d’avoir connus. Le film me console de ça. Je m’invente une histoire avec un écrivain, je l’appelle Jacques Tondelli parce qu’à l’époque, il y avait cet écrivain italien, Pier Vittorio Tondelli, dont j’étais tombé fou amoureux. De ses livres et de l’homme. Je savais qu’il allait mourir du sida avant que j’arrive à Paris. Parce que j’avais l’impression que tous les gens dont je tombais amoureux artistiquement crevaient du sida. Je luttais beaucoup contre la fatalité mais ça a quand même été le cas. Donc le film me console de ça, de cette non-transmission.
Quels souvenirs gardez-vous de vos années 90 à Rennes?
Ce sont des souvenirs tellement vivaces ! Je pourrais par exemple vous raconter l’après-midi où je suis allé voir La Bande des quatre de Rivette au Cinéma l’Arvor, rue d’Antrain, où j’étais assis dans la salle et comment, en sortant de là, j’ai rejoint mes amis pour boire une bière, comment je les ai quittés pour aller traîner sur un lieu de drague et comment j’ai fini par rentrer. Ce n’est pas du tout un monde englouti. C’est hier. Donc c’est très troublant. C’est une mémoire tellement vivace que je n’ai pas besoin de l’entretenir. Et je sais très bien que quand je suis sur un plateau de cinéma, ça me revient par vagues. J’ai toujours l’impression d’être un étudiant de 22 ans. Mais c’était une période inquiète aussi. J’étais inquiet et je sentais bien que les gens à qui je parlais de films pensaient : “Oh il est peut-être temps qu’il fasse un IUT.” On vivait beaucoup la nuit aussi. On avait un tropisme pour l’alcool. Ça coûtait moins cher, on buvait dans les bars, on ne buvait jamais en dehors, on restait là jusqu’à la fermeture. Puis on allait dans deux ou trois boîtes : le Cactus, la Prison et l’Espace. Vous êtes un peu ivre donc vous roulez un peu des pelles à des gens que vous ne connaissez pas, sans trop y croire et puis vous vous éclipsez parce qu’à un moment, vous avez envie d’un contact plus charnel, vous allez traîner dans des rues et des jardins, pour trouver ce que vous voulez trouver, d’une manière gracieuse, puis vous rentrez chez vous, sans trop savoir ce qui s’est passé après 23h. Ensuite, je me réveillais pour aller à la fac à 14h. On se sentait un peu les princes de la ville.
Quel regard portiez-vous sur Paris à l’époque ?
Moi, j’étais lycéen dans un petit bled qui s’appelle Carhaix, là où il y a Les Vieilles Charrues. Donc quand je suis arrivé à Rennes, c’était déjà New York pour moi. Les premières années, j’ai profité de Rennes. C’était après l’émergence d’un rock français post-Daho. Il se passait énormément de choses, pas seulement autour des Transmusicales. J’ai découvert le premier concert de Nirvana à Rennes, à la salle des sports. Ça avait été hyperimportant. L’album est arrivé et on a senti qu’il se passait un truc différent. J’avoue que j’étais plus dans un truc post new wave,
Morissey, Marquis de Sade, machin. J’étais très tourné vers l’Angleterre et la pop mais très peu vers le rock américain. Donc cette arrivée de Nirvana, c’était quelque chose. Mais je me souviens d’un truc encore plus fort à l’époque : la première année où j’étais à Rennes, j’allais dans ce bar, L’Ozone, et le serveur connaissait quelqu’un qui bossait avec Manu Chao et il avait une cassette de la Mano Negra enregistrée avant que l’album ne sorte. On était dingues de ça et quand c’est devenu plus accessible, ça nous a moins intéressés, évidemment, par snobisme. Donc mes journées étaient quand même très organisées autour des concerts que l’on pouvait voir le soir, des musiques à écouter, des trucs à découvrir. En revanche, pour le cinéma, il y avait la possibilité de voir des films mais il n’y avait pas vraiment la possibilité de faire des courts métrages. Donc pour moi, le cinéma, c’était Paris. Il fallait aller à Paris. Je me souviens d’avoir déposé un CV aux Cahiers du cinéma et d’être resté une demi-heure devant la porte d’entrée, de ne pas oser rentrer, d’y aller, de donner mon CV à la standardiste, de partir en courant et d’avoir l’impression d’avoir réalisé un acte héroïque. Quand je me suis installé à Paris un an après, j’ai renvoyé des textes à Serge Toubiana qui m’a proposé d’écrire aux Cahiers et qui m’a donné une chronique tout de suite. C’était assez dingue.
Il y a beaucoup de références culturelles dans le film, à des livres, à des films, à des chansons…
Je vis encore comme ça aujourd’hui. Quand j’étais plus jeune, j’allais au cinéma cinq ou six fois par semaine. Plusieurs fois par jour. Quand il y avait une rétrospective Fassbinder, j’allais tout voir. Il fallait rattraper le temps perdu. Donc il y avait une espèce d’organisation de la cinéphilie et de la littérature. Moi, j’étais cinéphile, mes amis l’étaient moins mais ils allaient malgré tout au cinéma. Lorsqu’un film de Blier ou de Sautet sortait, ils allaient le voir. Je ne suis pas sûr qu’aujourd’hui, dans un groupe d’amis, celui qui n’est pas cinéphile pense que c’est important d’aller voir le film de Desplechin, d’Assayas ou de Mia Hansen Love. La valeur du film a été grignotée par d’autres sollicitations. Les séries, notamment. Aujourd’hui, la sortie d’un film français est un évènement pour moins de monde dans la vie culturelle.
Comment vouliez-vous représenter les années 90 dans le film ?
C’est compliqué, parce que les années 90 sont une période non révolue. Si vous allez dans la rue, il y a plein de trucs qui viennent des années 90 ; mais si vous posez juste votre caméra, ce ne sera pas ça. Il fallait qu’on stylise les années 90, donc j’ai pris le parti du bleu. On a donné cette couleur-là au film. La première raison, c’est qu’à l’époque, il n’y avait pas de LED dans les rues. Il y avait très peu d’éclairages au sodium, les rues étaient plutôt éclairées au mercure avec une lumière froide, blanche. Forcément, quand j’avais 20 ans, je traînais beaucoup la nuit et les rues étaient bleues. Maintenant, tout est doré, même dans les villes de province. En revanche du point de vue vestimentaire, comme ça fonctionne par cycle, la mode des années 90 est là. Les filles portent des jeans taille haute dont on pensait qu’ils ne reviendraient jamais plus. Donc c’était assez facile, pour la costumière, il n’y avait même pas besoin d’aller dans les fripes. Puis après, c’est la musique. J’ai eu la chance de démarrer ce film avec une chanson de Massive Attack, une musique vraiment particulière des années 90. Le film est assez fidèle à l’esprit 90. Il y a des anachronismes, mais le rapport à la cabine téléphonique est là. L’idée qu’on peut attendre 20 minutes dans une cabine pour que quelqu’un nous rappelle, les téléphones fixes, les vrais rendez-vous amoureux, avec des moments où l’on s’appelle, où l’on s’écrit des cartes postales, des lettres…
Où l’on fume beaucoup aussi…
Ça fume énormément, c’est affreux ! Mais j’ai vu un film de Laurence Ferreira Barbosa qui s’appelle J’ai horreur de l’amour. Il y a une scène où un personnage est face au médecin et il clope. Je me suis dit : “Mais on a oublié : on clopait face au médecin !” Et le médecin clopait lui-même ! Ça paraît tellement dingue aujourd’hui. Il ne fallait pas se priver de ces scènes-là. Pas par provoc’ à deux balles ni nostalgie, mais pour montrer que sur la cigarette, sur la manière de draguer, de communiquer amoureusement, c’était une autre époque.
Vous la trouvez comment, la jeunesse, aujourd’hui ?
Je la trouve beaucoup trop belle, déjà. Ça m’embarrasse énormément. Je le dis dans le film : “J’en veux beaucoup aux gens de votre génération d’être beaucoup plus beaux que ce que nous sommes.” Je ne sais pas si on était vraiment laids mais chez les garçons, je ne sais pas, il ne fallait absolument pas faire beau. La coquetterie qu’il peut y avoir aujourd’hui chez des étudiants de 20, 25 ans, la manière dont les garçons se mettent en valeur aujourd’hui… Nous, on n’aurait jamais osé mettre une fringue neuve. On trouvait ça atroce de porter un truc
qu’on venait d’acheter. Il y avait une espèce de résistance à ça très forte. La jeunesse, je la trouve moins fumeuse, et c’est dommage. Mais plus politisée ? Je ne sais pas. Nous, nos parents étaient ceux qui avaient fait Mai-68, soi disant. Et nous, on était la bof génération, la génération des moins que rien, qui n’avait aucune conscience politique, etc. Et je pense qu’on n’a pas compris que notre politique, c’était le sida, qu’on soit pédé ou hétéro. Quand à 15 ans on a le sida dans les dents, on se construit avec ça et on a une colère envers le monde qui est liée à ça. Donc on a tendance à penser que c’était une génération très peu politisée parce qu’on n’a pas eu des Nuit debout, mais je ne crois pas. Nous, on n’avait pas connu Mitterrand, enfin pas en 1981, après on s’était tapé la droite, les Chirac, etc. Je me souviens aussi de l’Irak en 1991, on était très remontés et on n’était pas les plus idiots du monde parce qu’on sentait bien qu’en Irak, il se jouait quelque chose qui allait avoir des conséquences. Donc on est une génération un peu de riens. Et je crois que le sida nous a aspirés dans son vide.
C’est-à-dire ?
Je pense qu’on a évidemment tous voulu se débarrasser du sida et qu’aujourd’hui, même si on n’en est pas complètement débarrassés, ce n’est plus une épidémie –je parle en France. En se débarrassant du sida, on s’est un peu débarrassés de cette génération-là, finalement, pour être attentifs à celle d’après. Les gens qui ont eu 30 ans en l’an 2000, c’est comme si on ne les avait pas vus vieillir et qu’ils n’avaient pas eu de jeunesse. Aujourd’hui, si un cinéaste veut faire un film sur les années 70, vous avez tout de suite une image ; les années 80, pareil, on voit tout de suite. Années 90 ? Putain ça ressemble à quoi ? Comme si cette génération n’avait pas imprimé cette époque. Elle a imprimé un peu sa musique mais même du point de vue architecture, c’est comme si elle n’avait rien imprimé. Et après, on passe aux années 2000, en gros l’arrivée d’Internet, les iPhone, les portables, les ordis… et on voit bien le nombre d’objets qui sont réinventés dans les années 2000. Mais c’est aussi parce que les années 90 sont la décennie de fin de siècle. On passe du XXe siècle au XXIe et les dix dernières années, il ne se passe rien, en gros.
Vous vouliez que le film dise quelque chose de la jeunesse d’aujourd’hui ?
Je suis content que le film ne soit pas enfermé dans un écrin un peu nostalgique mais je ne me suis jamais demandé en termes de mise en scène ou de scénario : “Qu’est ce que ça raconte d’aujourd’hui ?” Il y a une espèce d’injonction faite aux cinéastes aujourd’hui : “Il faut parler de son temps, hein !” Je pense, alors qu’on pourrait faire des procès en égotisme et en narcissisme, que c’est en parlant des choses qui nous touchent le plus qu’on peut toucher le plus grand nombre. Étrangement, c’est souvent en étant particulier qu’on atteint des émotions assez brutes et partageables. Quand j’ai fait Les Chansons d’amour, ça relatait vraiment un épisode très personnel de nos vies mais quand on le faisait, on se disait que ça n’allait intéresser personne. C’était tellement gênant… Et en fait, c’est peut-être le film dont toute une génération beaucoup plus jeune que moi s’est emparé. C’est dangereux ces grands discours, d’essayer d’être dans l’époque, dans l’air du temps. Je crois que le cinéma est intéressant quand il représente autre chose que la société telle qu’on l’imagine. Et quand, en tant que cinéaste, vous commencez à avoir une idée suffisamment claire de la société pour dire : “Je vais la mettre dans un film”, en général c’est que vous êtes bien pourri, que vous avez une vision de la société bien simpliste. Donc je ne me sens pas prophète en tant que cinéaste, je ne me sens pas journaliste. Mon métier, c’est d’atteindre un point un peu utopique, où par la fiction, par la mise en scène, j’arrive à exprimer quelque chose d’une émotion d’aujourd’hui. Mais je ne pense pas que mes films soient moins politiques que les autres. C’est déjà une utopie de réunir 30 personnes et de leur dire : “On va faire un film.”