Le film questionne ce que c’est d’être ‘une jeune fille kenyane typique’, comme le dit l’un de vos personnages. C’est un questionnement avec lequel vous avez grandi?
Dans tous mes films, je cherche la même chose, je me pose toujours la même question : à qui et à quoi j’appartiens ? À quel endroit ? Quelle est ma place ? Dans ce film, on s’est posé cette question à travers le thème de l’identité et de l’acceptation. C’est la question que pose l’écrivaine Lucille Clifton : ‘Où avez-vous voyagé au-delà de votre propre sécurité ?’ J’ai donc commencé à me demander si le fait de choisir entre ma sécurité et autre chose altèrerait mon identité ? Mais c’est une question que je me suis posée toute ma vie parce que j’ai toujours pensé que j’avais un petit quelque chose de différent, que je n’étais pas ‘typique’.
Vous avez grandi à Nairobi dans les années 80. Quel était votre rapport au cinéma, à la littérature et au fait de raconter des histoires à l’époque ?
Au Kenya, les artistes ont la vie dure. Certains ont dû s’exiler. Mes parents étaient réticents à l’idée que je devienne une artiste. C’était difficile pour eux d’imaginer que leur enfant puisse choisir une vie aussi difficile. Quand j’étais jeune, le mot ‘artiste’ signifiait ‘dissident’. C’était étrange de grandir sous Daniel Arap Moi, qui était un dictateur. Tous les matins, on devait chanter des chansons qui parlaient du président. Beaucoup d’artistes devaient réaliser des monuments à sa gloire. À l’époque, l’art avait quelque chose à voir avec la fierté nationale. Ce n’était jamais de l’art pour l’art, il n’était jamais vraiment question d’expression artistique. Petite, je lisais tout ce qui me tombait sous la main. Et plus tard, j’ai réalisé qu’aucun des livres que j’avais lus n’avait de personnage noir ou africain. Aucun ne me ressemblait.
C’est quand j’ai commencé à faire du cinéma que je me suis dit que, évidemment, je voulais représenter la réalité et les gens qui me sont familiers. Je lisais des auteurs comme Judy Blume, des auteurs américains et anglais qui ne connaissaient rien au contexte dans lequel j’évoluais, et c’est seulement en arrivant au lycée que j’ai commencé à lire des auteurs africains. Au cinéma, pareil. Je regardais des comédies musicales. Je les aimais toutes, Mary Poppins, My Fair Lady. Sous Moi, beaucoup de livres étaient interdits, de nombreux d’auteurs finissaient en prison. C’est devenu difficile pour les artistes de créer. Quand je suis partie étudier en Angleterre à l’âge de 16 ans, ma mère m’a demandé de lui envoyer un livre qui était interdit au Kenya. Elle m’a dit de le faire passer en douce, en le cachant dans des vêtements à l’intérieur de ma valise.
Vous vous définissez souvent comme une conteuse d’histoires. Est ce une manière pour vous d’échapper aux étiquettes de ‘femme cinéaste’, ‘cinéaste africaine’ ou ‘première réalisatrice kenyane à Cannes’ ?
Quelque part, oui. J’aime faire des films mais j’ai envie d’expérimenter différentes manières de raconter des histoires, j’ai envie d’écrire des livres pour enfants, des pièces. À vrai dire, je n’ai pas peur de la manière dont les gens m’étiquettent. Ils me définissent comme ça les arrange. Même à Cannes, je pense que les gens pensent à moi comme ‘la cinéaste kenyane’. C’est plus facile pour eux. Peut-être qu’ils ne pensent pas assez large, qu’ils ne pensent pas au vrai sens de l’égalité. Les gens ici sont tous ‘cinéastes’. Voilà ce qu’on est, c’est tout.
Qu’est ce qui a déclenché votre envie de raconter cette histoire d’amour moderne au Kenya?
Quand j’ai lu Jambula Tree (le livre dont est adapté Rafiki, ndlr), j’ai été frappée par cette envie de jeunesse, cette énergie, cette naïveté, cette innocence et par la manière dont ces deux filles confrontent ce qui les sépare pour s’aimer et être ensemble. Quand j’étais petite et que j’ai découvert un film avec deux personnages africains qui s’aimaient, j’étais choquée : ‘Mon dieu, même les Africains peuvent tomber amoureux!’ Je n’avais jamais vu ça au cinéma. Je voyais des Américains tomber amoureux, des Européens, des Indiens à Bollywood.
Vous avez d’ailleurs créé Afrobubblegum, un site qui soutient la création africaine, pour changer l’image du continent au cinéma et dans les médias.
Oui, c’est un genre d’art africain –musique, littérature, cinéma, arts graphiques– fun, féroce et frivole. Avec de la joie et de l’espoir. Je voulais célébrer ça : l’énergie et la frivolité. Beaucoup trop souvent, l’Afrique est décrite comme un continent où il ne se passe que des choses sérieuses. Où il n’est question que du sida, de guerre, etc. Comme si on ne commandait jamais de pizzas, on ne mâchait jamais de chewing-gums, on ne couchait jamais avec la mauvaise personne.
On peut faire tout ça en même temps. On n’a pas qu’une dimension. Même dans les moments difficiles. J’ai un ami qui fait des documentaires au Soudan. Pendant qu’il tournait, il y avait des bombes qui tombaient sur les villages. Il y a ces espèces d’abris dans lesquels courent se réfugier les habitants. Dès que c’est fini, tout le monde se met à rire et à faire des blagues sur la manière de courir ou de sauter d’untel. Je voulais équilibrer un peu les histoires qui racontent l’Afrique. L’un des problèmes, c’est que l’argent que l’on reçoit en tant qu’artistes –puisqu’il n’y a pas tant de soutien à l’art et à la culture– vient des ONG. En Afrique subsaharienne, l’argent de la culture vient de personnes qui essaient de faire avancer des idées ou faire des films éducatifs. Donc il y a peu d’espace pour créer et s’exprimer librement. Quelque part, j’en ai fait ma mission avec Afrobubblegum : dès que je fais quelque chose, je veux qu’il y ait un élément de joie et d’espoir sur l’Afrique.
Vous dites que vous avez grandi en pensant que l’art était lié à une forme de dissidence. C’est quelque chose qui a impacté votre travail sur Rafiki ? Vous deviez savoir que le film allait poser problème au Kenya.
On se doutait que l’on serait interdit. Mais bon, quand je vais me coucher, j’essaie toujours de me dire que demain sera un jour meilleur. Donc même si ce n’était pas une grosse surprise, j’ai été déçue et affectée par cette décision. Je m’y attendais mais je n’étais pas préparée à ce sentiment de déception. Et je sais que ce n’est pas forcément personnel. Mais quelque part, ça l’est, puisque ça veut dire : ‘Vous n’avez pas votre mot à dire, vous n’avez pas le droit de vous exprimer.’ Pire, le plus tragique, c’est qu’ils m’ont demandé de changer la fin. Ils pensaient qu’elle était trop joyeuse et qu’elle disait aux homosexuels et à la communauté LGBT qu’ils était acceptés. Ce qui est anticonstitutionnel, car dans la Constitution, on a le droit d’exister, quelle que soit notre identité, sans discrimination. Notre Constitution est jeune, elle a seulement huit ans et je pense qu’il faut parfois des lois pour changer l’état d’esprit des gens. C’est quelque chose que l’on observe pour tout, même en France avec le mariage homosexuel.
Quelle est votre situation ? Vous rentrez au Kenya après le festival ?
Bien sûr, je n’ai enfreint aucune loi même si les autorités menacent de m’arrêter. Si on doit aller au tribunal, je peux prouver que je n’ai violé aucune loi. Mais je pense qu’ils ne font ça que pour m’intimider.