Quels sont les enjeux et les inconnues de ce second tour des élections régionales ?
Certains récents sondages montrent une hypothèse de zéro région pour le FN. On a même des sondages qui donnent une marge assez importante à Christian Estrosi (LR, PACA, ndlr), Xavier Bertrand (LR, Nord-Pas-de-Calais-Picardie, ndlr) et Philippe Richert (LR, Alsace-Champagne-Ardennes-Lorraine, ndlr). Le zéro victoire du FN me paraît toutefois un peu trop beau pour être vrai. Les sondages sont très serrés. On est dans ce qu’on appelle la marge d’erreur. Donc, c’est entre zéro et deux régions pour le Front national. Dans tout ça, il y a plusieurs inconnues et notamment les reports de la gauche sur les candidats de droite. Je pense que le report des voix de la gauche sur Estrosi va être plus compliqué que ce que les sondages disent. Quand on a répété pendant des années qu’entre Estrosi, Ciotti, Tabarot et le FN, il n’y avait quand même pas beaucoup de différences, c’est compliqué de dire à ses militants qu’on va non seulement disparaître de l’Assemblée régionale pendant six ans, mais qu’en plus, il faut voter pour Estrosi. Les activités sport, nature et montagne vont être assez vigoureuses en PACA dimanche…
Il y a aussi la question de savoir si des gens qui ont voté FN au premier tour reporteront ou pas leur voix sur un autre candidat. D’ailleurs, dès l’annonce des résultats du premier tour, il y a eu les discours du genre : ‘Nous avons entendu la colère.’ Puis, Nicolas Sarkozy a recommencé à adapter sa ligne en disant : ‘Le vote FN n’est pas immoral.’ Mais tout le monde se rend compte que ce sont des choses qu’on a entendues à chaque fois que le FN faisait un bon score dans les urnes… Ça marche, ce discours-là ?
Le problème, c’est l’autisme des politiques. Et Sarkozy, par exemple, sait que ce discours ne marche pas. Il sait, par exemple, que les électeurs frontistes sont aussi exaspérés par son passage au pouvoir. L’impression que j’ai, c’est que la machine est bloquée. Il faudrait qu’en direct, un homme ou une femme politique ose dire : ‘J’ai merdé pendant 30 ans. Françaises, Français, je vous le dis, je me suis trompé pendant 30 ans sur la nature du vote FN et sur les moyens d’y remédier.’ Si vous voyez quelqu’un capable de faire ça, moi je ne le vois pas. Alors, dans les conversations privées, on a cet aveu qui consiste à dire : ‘On ne comprend pas ce qu’il se passe. On n’arrive pas à y répondre.’ À gauche comme à droite. Mais sitôt que la caméra est là, on en revient au discours rodé, convenu. Le pire, malheureusement, c’est que si le FN ne gagne aucune région dimanche, ce discours sera validé.
On a l’impression que quoi qu’ils fassent, ils sont coincés. Que dans les régions où le FN est en tête, la liste en troisième position risque de valider le discours LRPS du FN en se retirant, et qu’en même temps si elle ne se retire pas et que le FN gagne, elle en sera tenue pour responsable… Mais alors c’est quoi la solution ?
Je ne sais pas. On a besoin d’un big bang parce qu’il y a un énorme blocage. Qui est très lié aussi au recrutement de nos élites politiques. La question se pose de savoir si on peut avoir une classe politique qui est composée d’élus et de collaborateurs d’élus, et de partis politiques qui deviennent eux aussi des partis d’élus et de collaborateurs d’élus qui se cooptent. Je ne suis pas un fanatique du modèle anglo-saxon où on passe du corporate au public et vice-versa mais on a besoin d’élargir le cercle.
Pourquoi la colère se traduit dans les urnes par le vote FN et pas par le vote Mélenchon, Front de Gauche ?
Le FN, c’est 1972. Avec une première percée électorale en 1983-84. Le Front de Gauche, c’est beaucoup plus récent. C’est très jeune. Deuxième chose : le Front de Gauche n’est pas uni. Jean-Luc Mélenchon, Pierre Laurent, ce n’est pas la même stratégie. Troisième chose : Jean-Marie Le Pen a eu le temps d’installer une habitude du charisme ‘lepénien’, habitude qui s’est assez bien transmise à sa fille. Et puis, quatrième chose : la classe ouvrière a disparu. Du moins, quand elle existe encore, la majorité des ouvriers ne se considèrent plus comme faisant partie de la classe ouvrière aujourd’hui.
Dans ce contexte, on dit de plus en plus que le vote FN a tendance à devenir un vote d’adhésion plutôt qu’un vote de protestation…
Tout dépend ce qu’on entend par adhésion. Si on veut dire par là que les électeurs du FN ont lu le programme, qu’ils l’ont décortiqué, et qu’ils peuvent pour chaque item vous dire ‘je suis d’accord parce que…’, ce n’est pas un vote d’adhésion. Mais on pourrait le dire aussi pour les électeurs d’autres partis. En revanche, sur le FN, il y a quand même une batterie d’items qui, depuis le début des années 1990, structurent ce vote et qui sont plébiscités avant chaque élection
lorsqu’on demande aux gens leurs intentions: le chômage, l’insécurité, le rejet des élites, l’immigration… C’est un vote qui forme une vision de la société. Une vision autoritaire, une vision nationaliste, antieuropéenne, xénophobe. On est donc plutôt dans un vote qui se consolide. Et si vous prenez, dans l’histoire de France récente, les phénomènes de droite populiste et xénophobe, le mouvement Poujade naît officiellement en 1953. Mais cinq ans plus tard, en 1958 quand De Gaulle revient, le mouvement poujadiste est mort. Même après l’élection législative de 1956 où ce mouvement gagne les fameux 52 députés, dont Jean-Marie Le Pen, très vite les dissensions le minent. La guerre d’Algérie prend le dessus sur tout ça, et la protestation poujadiste part en miettes. Avec le FN, on est quand même face à un parti qui a franchi la barre des 10% en 1984. C’est quand même qu’il s’enkyste. Sur la carte de France du vote FN, on voit bien maintenant qu’il n’y a plus un seul département où on est à moins de 10%. Dans les années 1990, il y avait encore des départements, la Vendée, la Lozère, le Pays de Vienne, la Dordogne, la Creuse, où il fallait que le FN aille à la chasse aux champignons pour trouver des candidats qui faisaient 5%. On n’en est plus là. Même en Bretagne, qui a quand même été une terre de mission pendant très longtemps pour le FN, on est à 20%. Et la Corse dépasse tout juste la barre des 10%.
Certains analystes disent cependant que le FN ne progresse pas. Qu’il progresse certes en pourcentage mais pas en nombre de voix…
L’argument, à mon avis, est biaisé dans la mesure où on est à 6 millions d’électeurs, contre 6,4 millions à l’élection présidentielle. Sauf qu’on sait avant le scrutin régional que la participation sera beaucoup moins forte. La participation à l’élection présidentielle est traditionnellement beaucoup plus forte qu’aux élections intermédiaires. Donc, un différentiel de 400 000 voix entre la présidentielle et les régionales, ça ne témoigne peut-être pas d’une progression, mais en tout cas d’un socle qui se consolide. Et on constate que les électeurs du Front national renouvellent leur vote de scrutin en scrutin. Et aussi quel que soit le candidat. Parce que c’est un parti qui marche sur l’effet de marque plutôt que sur la personnalité. Que le candidat s’appelle Jean Dupont ou Pierre Tartempion, ce n’est pas très important pour l’électeur. On le voit bien. Les affiches sont parfaitement normées : Jean Dupont avec Marine Le Pen, Pierre Tartempion avec Marine Le Pen.
Qu’est ce qui fait que ce vote se consolide ? La crise, le chômage, ça on en parle mais est-ce qu’il y a d’autres facteurs ?
C’est lié au fait qu’on n’a jamais, depuis les années 80, résolu le problème de l’emploi. Mais la grande imposture du FN, c’est de faire croire qu’on reviendra aux Trente Glorieuses. Parce que, qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse, on n’y reviendra pas. La machine à remonter le temps n’existe pas. Il y a effectivement la crise, il y a la panne de l’ascenseur social qui, moi, me paraît un thème fondamental. Cette idée selon laquelle les gens de ma génération savaient que leur avenir serait meilleur que celui de leurs parents. Mes enfants, je ne peux pas le jurer. Et y compris dans des milieux à fort capital culturel. La précarisation dans le milieu intellectuel, ça existe. Puis, vient se greffer là-dessus le rejet des élites. Songez au sondage qui est paru avant les européennes sur ce thème, la confiance dans les partis politiques, le Parlement… Il n’y avait que les maires qui s’en sortaient à peu près bien : 63% des Français pensent que le maire sert à quelque chose. Rejet des partis politiques : 80%, taux de syndicalisation en berne… Ça dit tout ! Et puis après, vous avez effectivement la question de l’identité. Il y a une demande identitaire et autoritaire.
Est-ce qu’il n’y a pas un décalage total entre le résultat de ces élections régionales, au premier tour, et l’élan qu’on a pu voir lors des mobilisations qui ont suivi les attentats de début d’année, ce qu’on a appelé “l’esprit du 11 janvier” ?
Je suis allé à la marche. Mais je n’ai pas spontanément adhéré au discours qui consistait à dire que c’était un tournant. Parce que ça me paraissait reposer sur une émotion à chaud, sur une très belle réaction morale qui est éminemment positive. Mais je n’y ai pas vu de débouché politique. Je ne me suis pas dit que tous ces gens-là allaient se transformer en électeurs, s’engager, se mettre à militer dans des partis, dans une association, etc. Je n’ai pas vu ces manifestations comme étant le début d’une grande ère d’engagement politique.
Lire : Les droites extrêmes en Europe, de Jean-Yves Camus et Nicolas Lebourg (éd. du Seuil)