Quarante ans après la chute de Saïgon, quel souvenir gardez-vous de cette journée?
De quoi je me souviens ? Je me souviens de la colère. Mon premier sentiment ce jour-là, le 29 avril, quand on a évacué Saïgon, c’était la déception, car j’ai tout de suite compris qu’on allait devoir laisser beaucoup de nos amis vietnamiens derrière, malgré les promesses du président Nixon lors de la signature des accords de Paix en 1973. Avant le 29, on s’était préparés pour l’opération, mais on attendait que l’ambassadeur approuve le plan d’évacuation, ce qu’il n’a pas fait. Jusqu’à la fin, il a pensé que le Sud resterait intact et que les Nord-Vietnamiens ne prendraient pas la ville. Je suis toujours en colère à cause de ça. Pour ne pas avoir pu davantage aider les milliers de Vietnamiens qui ont travaillé avec nous et qui n’ont pas pu s’échapper. Et à cause de cette prise de décision tardive, les employés de l’ambassade n’ont pas non plus eu le temps de détruire les nombreux documents secrets où se trouvaient les adresses des Vietnamiens qui travaillaient pour l’ambassade et la CIA…
Les images de la chute de Saïgon sont celles d’une panique collective. Depuis votre hélicoptère, à quoi ressemblait la ville ?
C’était une scène terrible, terrible, terrible. Cela ressemblait à l’évacuation de Dunkerque par les Anglais pendant la Seconde Guerre mondiale. Ma mission était de récupérer le vice-Premier ministre et sa famille. Quand on a atterri sur le toit très étroit, il y avait une foule énorme. Je me rappelle m’être retourné et avoir dit à mon co-pilote Jack ‘Pogo’ Hunter : ‘Je vais te dire un truc Pogo, ce Premier ministre a une sacrée grande famille.’ Ce n’était pas encore la panique, mais il y avait une grande confusion, une anxiété plus ou moins contrôlée : parmi les milliers de Vietnamiens qui tentaient de fuir la ville, beaucoup étaient venus à l’ambassade américaine en espérant se faire évacuer. Sur le toit, ils étaient assez organisés, quand l’hélico était plein, ils arrêtaient de monter, et on leur disait qu’on allait revenir, encore et encore. J’ai fait trois voyages en tout ce jour-là, pour sauver le plus de gens possible. Dans les rues, il y avait des gens qui couraient partout vers les toits. On a continué jusqu’à ce que la nuit tombe, vers 18h. Après, c’était impossible de se poser.
Sur la célèbre photo, on voit effectivement votre hélicoptère posé sur un toit minuscule. C’était une opération particulièrement difficile ?
C’était risqué. Nos instructeurs avaient repéré dix à quinze toits d’immeuble, tous très étroits. On ne savait pas vraiment à quel point les toits pouvaient résister à la charge, surtout qu’il y avait des milliers de personnes dessus. Le but, c’était donc de réduire la vitesse doucement pour se poser à peine, en gardant suffisamment de puissance dans les hélices pour que la majeure partie du poids de l’appareil ne repose pas sur le toit. On était parmi les meilleurs pilotes du monde. Je crois qu’on a fait un travail extraordinaire ce jour-là. A good job. On n’a d’ailleurs jamais pensé qu’on ne serait pas capables de le faire, on aurait juste aimé avoir plus de temps.
Quand vous êtes rentré du Vietnam, personne ne savait que vous étiez le pilote de la photo…
Trois photos ont symbolisé cette guerre : celle de mon hélicoptère, celle où le chef de la police sud-vietnamienne, Nguyen Ngoc Loan, a tué dans les rues de Saïgon Bay Lop, soupçonné d’être un Viêt-cong, et enfin la photo de la petite fille qui court nue sur la route en essayant d’échapper à un bombardement au Napalm. Que des photos qui donnent une mauvaise image de notre armée. Je crois que beaucoup de journalistes qui étaient au Vietnam étaient contre la guerre, ça nous a fait beaucoup de mal. Avec mes potes, on savait que c’était l’un de nous sur cette photo, mais on ne savait pas lequel. Je ne l’ai su qu’en 2000, quand une journaliste a retrouvé une photo avec l’immatriculation de l’hélico. J’ai consulté mes carnets de vol et je lui ai dit sur quel appareil je volais ce jour-là. Quelques jours plus tard, elle m’a rappelé, et elle m’a dit. C’était moi. (Il s’arrête, pleure). Excuse-moi, quand je parle de ça, je me laisse un peu dépasser. Mais ça va aller. I’ll be all right.
Vous avez accroché cette photo quelque part chez vous?
J’ai beaucoup de photos accrochées au mur. Une où je suis avec mon hélico Huey au Cambodge, des photos de ma promotion à West Point, une couverture de Life Magazine. J’ai une photo avec le général Norman Schwarzkopf, qui était avec moi à West Point, un grand chef, qui a dirigé l’armée pendant la première guerre du Golfe. En fait, j’ai une peinture de cette photo, que j’ai fait faire à Bangkok il y a de nombreuses années.
Vous racontez encore cette histoire à vos enfants ?
J’ai une fille, mais elle est occupée, et en fait, elle s’en fout de la guerre. Mais j’ai beaucoup d’amis ici. L’un d’entre eux, Rob, a passé six ans dans une prison à Hanoï. Et Bobby, qui était aussi à West Point avec moi. On est tous vieux. Certains ne sont pas trop en forme. J’ai fait une crise cardiaque l’année dernière, je m’en remets doucement. Mais on tient le coup. On a perdu cette guerre si durement, tu sais. Et il y a tellement de gars qui ne sont jamais rentrés. It is what it is. C’est comme ça. C’est la guerre.